Lire l'interview de Rachid Benaïssa sur l'hebdo Crésus
Posté par admin le Vendredi 08-09-2017Jeudi 07 septembre 2017
Voici la première partie de l'interview de l'ex-Ministre de l'Agriculture et du Développement Rural, Rachid Benaïssa, parue dans l'hebdomadaire
«La restructuration s’est faite en l’absence d’un encadrement fort»
Témoignage privilégié sur plus d’un quart de siècle de politique agricole par le Dr Rachid Benaissa, ancien haut fonctionnaire de 1982 à 2002, puis ministre délégué au Développement rural de 2002 à 2008, avant d’être ministre de l’Agriculture et du Développement rural de 2008 à 2013. Il se confie à cœur ouvert à Crésus.
En 1986, la crise financière s’installait suite à la chute des prix du pétrole. Officiellement, le pays n’était pas touché mais, dans les faits, les préparatifs de grandes réformes pour plus de libéralisme économique, étaient engagées dans la plus grande confidentialité…
Avant tout, l’une des premières manifestations fut l’élaboration en dehors du ministère de l’Agriculture de la loi sur le foncier agricole public qui sera endossé par le ministre de l’époque, présentée à l’APN et promulgué en décembre 1987 sous le numéro 87/19. Une grande partie de ses dispositions était appliquée de manière anticipée, dès l’été 1987 pour permettre au Trésor de se désengager du financement des domaines agricoles socialistes (DAS) qui exploitaient les meilleures terres d’une superficie de près de 2,5 millions d’ha ; entre 1987 et 1989, il y a eu la restructuration des 3000 domaines agricoles socialistes qui a donné lieu à la création de 90.000 exploitations agricoles individuelles et collectives, régies par un nouveau statut de jouissance perpétuelle, puisque la Constitution d’alors ne permettait ni la vente ni la concession des terres publiques.
Ce statut n’a jamais été reconnu par l’environnement surtout celui bancaire. En même temps a été engagée la refonte du système de régulation étatique et la vente des patrimoines des coopératives et de certains offices. En 1990, la loi d’orientation foncière 90/25 était promulguée ; elle permettait la restitution des terres nationalisées dans les années 1960 et 1970 …
Peut-on comprendre par là que le monde agricole a commencé à bouger ?
En moins de cinq années, la situation du monde agricole a été bouleversée et ses perspectives modifiées. Aussi, la période de 1987 à 1991 était caractérisée par une grande inquiétude. d’une part, suite aux événements d’Octobre 1988 et la promulgation de la nouvelle Constitution en 1989, le pluralisme s’installait avec beaucoup d’improvisation, l’évolution de la situation politique du pays était incertaine, les contradictions s’affichaient et les violences pointaient à l’horizon et d’autre part, il y a eu les effets des réformes agricoles engagées dès 1987.Toute cette restructuration, en dépit de ses côtés positifs annoncées, s’est faite en l’absence d’un encadrement fort, mobilisé et conscient, les réformes étaient préparées et exécutées de manière confidentielle. Elles étaient perçues par nombre de spécialistes comme un abandon pur et simple du secteur par les pouvoirs publics.
N’y a-t-il pas eu de réaction de la part des experts, fonctionnaires et chercheurs pour redresser la situation ?
Si, en réaction à cette grande inquiétude et après plusieurs tentatives vaines, il a été décidé de préparer l’organisation d’une consultation nationale en 1991 sur la situation et les perspectives de l’agriculture algérienne étaient engagés. il fallait donc, écouter tous ceux qui comptaient pour l’agriculture entre experts connus et inconnus, chercheurs et universitaires, politiques encartés ou non, fonctionnaires centraux et locaux, agriculteurs et éleveurs organisés ou non, industriels et de pousser les plus en vue et les plus aptes à rédiger leur point de vue. il fallait aussi faire une synthèse des différentes approches idéologiques et proposer des démarches pragmatiques à même d’être partagées avec les populations concernées et surtout celles qui étaient en train d’émerger suite à l’adoption de la nouvelle Constitution plus libérale de 1989 et des différentes réformes politiques engagées après octobre 1988.
Cette consultation nationale a-t-elle débouché sur une plateforme ou un consensus ?
C’est dans ce contexte qu’en mai 1992 au niveau du palais des nations à Alger, un document de synthèse intitulé «la Consultation nationale agricole» a été présenté à une assistance de plus de 1500 personnes venues de tous horizons, de tous les secteurs et de toutes les régions du pays à la mesure de l’importance de l’événement. La rencontre a duré trois jours et a été enrichie par des travaux en ateliers. La séance inaugurale a été présidée par le regretté président mohamed Boudiaf qui avait prononcé un discours écrit, mais aussi beaucoup improvisé à la fin de la séance marquant ainsi l’importance qu’il voulait accorder à l’agriculture et au développement rural.
Quelles conclusions ont été tirées de ces journées ?
déjà à cette époque on se disait que les solutions ne seront ni de droite ni de gauche et qu’il fallait éviter la surpolitisation du secteur. La sécurité alimentaire restera déterminée par l’ensemble des activités économiques d’une nation et découle de la vision globale et de la stratégie économique et sociale de développement dont une société est censée être dotée. Telle était l’une des principales conclusions des journées.
Le document final consacrait le rôle de l’Etat tenu à mettre en place la politique de développement agricole...
Oui, l’intervention de l’Etat par la régulation doit s’inscrire dans un contexte de rupture radicale dans lequel l’agriculteur passe du statut de producteur assisté et/ou marginalisé à celui d’entrepreneur autonome et responsable. La «sécurisation» des producteurs devait être conçue, à la fois comme une action préalable à la définition d’une politique de développement équilibrée et cohérente, et comme élément de cette même politique.
Quels étaient les axes principaux de la politique de développement agricole ?
Fondée sur l’adhésion totale des producteurs, la politique de développement agricole à promouvoir, se devait d’organiser la convergence nécessaire entre les intérêts de l’Etat ou de la collectivité nationale, et ceux des agriculteurs. Elle devait garantir aux agriculteurs que l’intensification de la production qu’ils réalisent et l’effort supplémentaire qu’ils consentent, leur profiteront directement en termes d’amélioration des niveaux de vie ou de revenu, tout comme ils profiteront à tout le corps social en termes de diminution des prix relatifs des marchandises agricoles.
Cela signifiait-il que la démocratie participative était en marche, et l’après-pétrole engagée ?
il faut comprendre que le texte ne pouvait pas apporter les réponses à toutes les questions posées, mais il a eu l’avantage de fixer des repères partagés et de proposer une ligne de conduite réaliste sur la base d’un diagnostic des plus exhaustifs par produit, par filière, par sous-secteur et par zone naturelle. il n’a pas pu apporter de réponses tranchées à la question foncière, à celle du financement adapté au secteur ou à celle des types d’organisation professionnelle à faire émerger et ce, compte tenu de leur forte dimension politique, mais il a avancé des hypothèses de travail. Sur un autre plan, le degré élevé de la dépendance alimentaire, conséquence des déficits importants de l’offre agricole, de la faible intégration de la production nationale dans les industries agro-alimentaires et l’incertitude qui pesait sur les évolutions des marchés extérieurs dans lesquels l’Algérie s’insérait, posait nécessairement la question du rôle futur et de la place du secteur agricole dans l’économie nationale. Ce constat paraissait d’autant plus préoccupant que la globalisation de l’économie, alors phénomène émergeant, tendait à opérer une restructuration des règles qui régissent les échanges internationaux dans un sens plutôt défavorable aux pays grands importateurs de produits alimentaires.
Sur le plan local, il fallait donc décloisonner les politiques dans différents secteurs pour améliorer la production nationale et aller vers une indépendance alimentaire ...
En effet, sur le plan interne, le cloisonnement des politiques notamment agricoles, industrielles et agro-alimentaires particulièrement, mais aussi avec celles concernant le monde rural et le rôle des collectivités locales, expliquent largement la non-atteinte des objectifs assignés au processus de restructuration entamé au courant des années 1980 et 1990 et qui avait pour but une sécurité alimentaire croissante. Au même moment, toutes les investigations et études ont affirmé la possibilité d’améliorer la production nationale par la mise en cohérence des politiques agricole et agro-alimentaire. La concrétisation d’une politique agricole qui repose sur un ensemble de mesures à caractère économique, technique et institutionnel propre à réunir les conditions d’une croissance agricole soutenue et durable, à travers une exploitation optimale des ressources humaines, naturelles et matérielles. Ainsi, le renforcement et l’amélioration de la sécurité alimentaire deviennent le principal défi à relever à l’aube du troisième millénaire.
Il fallait donc faire adhérer tous les acteurs du secteur agricole...
C’était le point de départ pour la conception et la traduction sur le terrain d’une politique renouvelée complète et cohérente qui fasse adhérer en toute responsabilité les créateurs de richesse que sont les agriculteurs, les éleveurs et les industriels … En 1995, le constat affiné et les premières actions ordonnées étaient engagées sans pour autant apporter les réponses structurelles et durables, le contexte étant caractérisé par un sentiment généralisé d’insécurité et par un manque de visibilité ; et pourtant le secteur a joué un rôle de refuge économique unique dans plusieurs régions du pays.
Le secteur de l’agriculture, y compris les sous-secteurs de l’hydraulique agricole des forêts et des pêches, occupait une place importante dans l’économie nationale puisqu’il employait près de 25 % de la population active totale, participait pour 12 % au PiB et réalisait près de 15 % de la valeur ajoutée. Au cours des années 1990, le taux de croissance de l’emploi dans le secteur a toujours été supérieur au taux national (en moyenne de 3,5 % par an). Toutefois, la croissance économique du secteur, qui s’est située autour de 5 % a résulté plus d’une relative extension des superficies et des substitutions dans les systèmes de culture, que d’un accroissement des rendements. Les réserves de productivité réelles restaient largement sous-utilisées et montraient que le secteur agricole était en mesure de devenir un élément moteur de la croissance économique nationale. Ce résultat est à apprécier à sa juste valeur compte tenu du contexte de violence qui caractérisait plusieurs de nos campagnes. On comprend par là que la politique du secteur de l’agriculture n’appréhendait nullement la dépendance alimentaire du pays comme une fatalité et tenait à fouetter la productivité... sur le secteur agricole et les perspectives de son développement.
Les orientations de la consultation nationale, restées sans suite jusqu’alors, et l’accord stand-by, ont permis, dès le second semestre 1994, au ministère de l’Agriculture de tenter d’impulser une dynamique nouvelle basée sur la participation et orientée vers la croissance au profit de la profession et de ses organisations ; du développement des productions agricoles et de leurs intensifications ; de l’encadrement économique et financier de l’acte de production ; de la protection des productions agricoles et l’adaptation de l’économie agricole ; de la préservation des ressources naturelles pour un développement harmonieux et durable ; de la mise en œuvre d’une politique de développement rural, de promotion et de sauvegarde de l’emploi ; du sous secteur de la pêche ; de la réhabilitation de l’administration agricole et de ses établissements publics.
Sur quels types d’opérations s’appuyait le plan d’action du département de l’agriculture ?
L’action a consisté à explorer les voies et moyens permettant la promotion d’une politique agricole fondée sur la concertation et la consultation permanente de tous les partenaires, à travers la responsabilisation des organisations professionnelles dans des opérations de gestion, d’encadrement et de suivi des avantages et des aides consentis au profit des agriculteurs ; le transfert de 1.500 vulgarisateurs auprès des chambres d’agriculture de wilaya ; la création de conseils interprofessionnels nationaux pour les filières céréales, avicoles, lait, pomme de terre et tomate industrielle et dont les prolongements seront assurés par des conseils interprofessionnels de wilaya par produit ou gamme de produit. Un texte à caractère législatif a été promulgué pour consacrer l’interprofession (accord interprofessionnel, conseils, offices ...). il y a eu la poursuite de l’assainissement du mouvement coopératif (publication d’un décret exécutif instituant l’agrément); l’aide et l’encouragement du mouvement associatif dans l’agriculture et la pêche; le règlement du financement des chambres de l’agriculture par la parafiscalité ; le rééchelonnement de la dette des agriculteurs sur 12 ans avec un différé de 2 ans ; la réouverture des crédits à court et moyen terme aux agriculteurs ; la mise en place des crédits fournisseurs accordés aux céréaliculteurs pour l’approvisionnement en semences. Cette opération a été élargie aux engrais et aux désherbants. il y a eu également l’institution du crédit mutuel agricole dont la création devait s’échelonner sur plusieurs années. il faut savoir, par ailleurs, que la régulation de l’offre en produits frais ou transformés passe nécessairement par la promotion de la production agricole en amont et par des mécanismes de concertation entre tous les opérateurs économiques intéressés par un produit ou un groupe de produits. Enfin, en 1996, il y a eu la création de l’Office national des terres agricoles.
D’aucuns craignaient que les performances économiques du secteur se réalisaient au détriment des ressources naturelles...
Ce n’est pas faux, mais la politique suivie affirmait en même temps, que l’amélioration des performances économiques du secteur ne devrait pas être obtenue par une dégradation des ressources naturelles (sol, eau et le capital floristique et faunistique). La protection du patrimoine foncier, le nécessaire maintien des équilibres naturels, l’entretien du territoire et la valorisation de l’environnement, la protection des zones marginales, relèvent de la tâche que l’Etat doit assumer en tout temps. Par ailleurs, l’augmentation de la productivité des systèmes agricoles devait nécessairement induire la mise en valeur des terres en irrigué par une politique globale, cohérente liée à la mobilisation rationnelle de l’eau, à sa gestion et à sa préservation ; la promotion d’un développement intégré de l’agronomie saharienne ; la protection des sols qui subissent des dégradations dues à l’érosion, la salinité, l’urbanisation sauvage, par la mise en place d’une politique intersectorielle concertée, suivie et contrôlée.
Il s’agissait aussi de lutter contre la désertification à travers des programmes intégrés et la promotion d’une politique de développement adapté pour les zones arides et semi-arides. il était de même primordial de veiller à l’équilibre des zones forestières, de la steppe et des zones marginalisées, et garantir la sauvegarde, la préservation, le développement des patrimoines et la valorisation des produits et sous-produits végétaux (bois, liège, fourrage naturel, alfa ...).
Quelle était la politique de développement agricole prônée dans les zones rurales pour stabiliser les populations ? il était aussi souligné que malgré le rôle prédominant de l’agriculture en tant que secteur créateur d’emplois et de stabilisation des populations rurales et de la place qu’il occupait dans l’économie nationale, il ne pouvait y avoir de solution exclusivement agricole à la question de l’emploi dans les campagnes. Aussi, une orientation qui fixerait au secteur agricole la stabilisation des populations, un faible transfert des excédents de main d’œuvre et une prise en charge des retombées d’une libéralisation de l’économie agricole (cessation d’activités pour les zones ou les choix de reconversion étaient limités) impliquait la mise en œuvre d’une politique d’incitation à la création d’activités économiques dans les zones rurales. Cette stabilisation des effectifs agricoles devait être obtenue par la multiplication des investissements consacrés à l’aménagement des infrastructures rurales, à l’entretien et aux développements des travaux de reforestation et d’aménagement des bassins versants, de la steppe et la réhabilitation des vieilles palmeraies. C’est dans le cadre de ce processus que le ministère de l’Agriculture a initié un important programme de Grands Travaux qui avait une double utilité puisqu’il permettait la création d’emplois et la protection et l’aménagement de zones naturelles. Ce programme dont l’objectif principal visait la résorption du chômage et la sédentarisation des populations rurales a été conçu en 1995 pour une durée de trois (3) ans et a porté sur : • des travaux forestiers et de protection des terres sur trente trois (33) wilayas, • l’aménagement de zones pastorales et steppiques sur seize (16) wilayas. La mise en valeur en irrigué en vue de la création de près de 5000 petites exploitations agricoles. il y a eu, plus tard, le lancement du programme de développement agricole à moyen terme et le lancement des programmes d’emploi rural avec la Banque mondiale. Cela étant, les axes du programme d’actions tels que définis nécessitaient une adhésion totale de tous les secteurs concernés, autour des politiques définies se rapportant aux objectifs généraux arrêtés ; à la politique foncière; à la politique de mise en valeur en sec et en irriguée; au développement rural intégré et à la protection des ressources naturelles ; à la politique d’incitation à la production; à la politique de restructuration industrielle et la création d’offices interprofessionnels (céréales, lait, aviculture).
Plusieurs réponses aux questions posées lors de la consultation nationale agricole se sont construites progressivement, sous les gouvernements Sifi, Ouyahia et Hamdani dans les années 1994 à 1999, souvent dans l’urgence, de type sauvegarde ou organisationnel. Quelle est votre analyse ?
C’était aussi la période où il fallait s’accommoder avec les conditionnalités du Fmi et les conséquences de leur mise en œuvre. Après des hésitations au courant de la campagne électorale de 1999, les grandes réponses de type politique ont été apportées par le président Bouteflika en mai et en novembre 2000 d’abord, au cours de la réunion des walis en mars, ensuite en novembre dans un discours prononcé à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de l’UNPA.
Il s’agissait du mode de gestion de terres privées de l’Etat, des modes à développer en matière de financement et de régulation, du développement rural intégré et de la participation des acteurs de base. La première réaction fut le lancement du Plan National de développement Agricole (PNDA) annoncé dans une circulaire ministérielle en juillet 2000, ainsi que de plusieurs dispositifs d’accompagnement des créateurs de richesse, la création du poste de ministre délégué au développement rural en juin 2002 et l’élargissement du PNDA à la dimension rurale (PNDAR)…
Le monde rural avait pris une autre stature...
Oui, la dimension rurale a évolué pour donner lieu à la création en 2002 du poste de ministre délégué chargé du développement rural, la rédaction en 2004 de la stratégie nationale de développement rural durable (SNDRD) et l’émergence de la politique de renouveau rural en 2006. Les projets de texte de loi élaborés en 2001 n’aboutiront et ne seront promulgués qu’en 2008 et en 2010 ; il s’agissait de la loi d’orientation agricole et de celle fixant les conditions de gestion des terres agricole : c’était le premier signe des rapports de force entre la vision prospective du Président et d’autres non identifiées responsables de ce décalage.

